ou « pourquoi aimer le théâtre » ?
Le premier livre de Georges Banu que j’ai lu était l’un de ses derniers : Amour et désamour du théâtre (Actes Sud, 2013). J’étais attiré d’abord par le titre, « amour et désamour », ensuite par la couverture qui m’a fait penser à Janus bifrons, le dieu « aux deux visages ». Janus, dieu romain des débuts et des fins, du passé et du futur, et des passages, est représenté par deux visages regardant deux points opposés. Sur la couverture du livre de Banu, les deux visages se regardent de près.
« Amour » et « désamour » du théâtre sont aussi deux regards séparés même quand ils sont dirigés l’un vers l’autre. Dans l’introduction, Banu pose une série de questions : « Aimer, ne pas aimer le théâtre ? Y aller, le fuir ou, plus calmement, l’éviter ? Cultiver son désir ou entretenir une animosité ? ». Il s’agit, pour Banu, « plutôt que d’amorcer une nouvelle tentative de définition du théâtre, de se placer au cœur de la controverse amour/désamour, afin de repérer et d’inventorier les arguments de ces deux postures contraires ».
Sur les pages qui précèdent l’introduction, Banu évoque quelques réflexions de grands hommes du théâtre. La première est celle de Heiner Müller : « Pourquoi aller au théâtre ? Je ne peux vous répondre pour l’instant. Fermez les théâtres quatre ans et ensuite je saurai vous répondre ». La controverse amour/désamour se cache déjà, il me semble, dans cette première question posée.
Quelle est la raison pour laquelle, selon Banu, on aime ou on n’aime pas le théâtre ? Il dit avoir été le spectateur qui s’est construit lui-même « à partir de sa seconde vie passée dans les salles, à côté du plateau, proche aux acteurs ; tout en déplorant parfois les carences mnémoniques du théâtre, l’impossibilité du retour, l’impératif de la disparition. Présence et évanescence, voici le défi auquel il se confronte. Le spectateur peut procéder à des résurrections des expériences passées, guère à des confrontations directes avec ce patrimoine immatériel dont il se sent être le légataire sans pouvoir ni le conserver ni le transmettre de manière correcte. Raison pour aimer et ne pas aimer le théâtre ».
Cette réflexion de Banu sur l’apparition immédiate et éphémère dans l’art du spectacle m’a incitée à lire son livre sur mémoires du théâtre (Mémoires du théâtre, Actes Sud, 1987). La première partie du livre, « La mémoire et l’expérience de l’irréversible », commence par une affirmation presque incontestable : « Au théâtre, la mémoire est paradoxale ».
Les alliances que le plateau réalise, dit Banu, sont fugitives. « Passagères. Elles se défont et, à jamais, derrière, peu de traces subsistent : outre les lieux et les textes, la mer de l’oubli semble engloutir l’acte parvenu un instant à l’actualisation de la mémoire. Ici, où la conservation correcte est impossible car le spectacle ne pourra jamais être intégralement préservé comme un tableau ou un roman, l’imminence de l’oubli apparaît tout à la fois comme destin et défi. […] L’éphémère, sa conscience, appellent l’être qui joue ou l’être qui regarde à devenir des êtres de mémoire ».
Au moment où je lisais ces pages, j’ai découvert la raison pour laquelle j’aime autant aller au théâtre – et c’est Banu qui me l’a fait découvrir. Le sentiment que j’ai après avoir vu un spectacle est similaire à celui que Jose Luis Borges décrit dans son livre L’Aleph : « Je fermai les yeux, les ouvris. Alors je vis l’Aleph. J’en arrive maintenant au point essentiel, ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini […] ? ». Borges creuse dans sa mémoire et cherche à révéler à son lecteur la nature de cet Aleph magique dont l’apparition était immatérielle et éphémère.
Plus on creuse dans son passé – le passé d’un spectacle –, plus nous semble difficile de saisir sa nature matérielle pour donner une idée, une image, une pensée.
J'ai eu la chance de rencontrer Georges Banu lors du séminaire, « Shakespeare, Molière, Tchékhov aujourd’hui », organisé par Florence Naugrette à la Sorbonne Université en avril 2022. C’est à ce moment-là que j’ai découvert son livre Notre théâtre, la Cerisaie (Actes Sud, 1999) qui questionne la réception et l’actualisation de l’œuvre de Tchékhov et de son dernier texte écrit. « Représenter ou pas ? Nullement ou absolument, c'est la réponse ».
Ma lecture des livres de Banu ne s’arrêtera pas ici …
Merci Georges Banu
Mais quel dieu es-tu, Janus à double forme ? Comment le dirai-je ? En effet la Grèce n’a aucune divinité qui te ressemble. Dévoile aussi la raison : pourquoi seul des immortels, tu vois en même temps ce qui est dans ton dos et ce qui est devant toi.
Ovide, Fastes, Livre I, vers 89-92.
Aida Copra
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