Le 17 janvier 2024
Odéon Théâtre de l’Europe
Les Émigrants
d'après les récits « Paul Bereyter » et « Ambros Adelwarth » in Les Émigrants de W. G. Sebaldun spectacle de Krystian Lupa
avec : Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier
collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français : Agnieszka Zgieb
création musicale : Bogumił Misala
création vidéo : Natan Berkowiczcostumes : Piotr Skiba
directeur de la photographie : Nikodem Marek
assistant à la mise en scène et à la dramaturgie : Maksym Teteruk
assistante stagiaire à la mise en scène : Juliette Mouteau
assistant réalisateur : Jean-Laurent Chautems
assistant à la vidéo : Stanislaw Paweł Zieliński
assistant lumière : Arnaud Viala
assistant scénographie et accessoires : Terence Prout
assistante costumes : Karine Dubois
fabrication du décor : Ateliers de la Comédie de Genève
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Dès que la scène se dévoile, notre regard se pose sur les bancs de classe soigneusement alignés, évoquant subitement La Classe Morte de T. Kantor. À ce moment précis, l'importance de rappeler ce chef-d'œuvre dans l'histoire du théâtre contemporain ne nous saute pas immédiatement aux yeux. Cependant, cette allusion sera plus évidente à mesure que nous plongeons plus profondément dans l'intrigue et faisons mieux connaissance avec ses personnages.
La première impression qui nous saisit et nous fascine est le cadre rouge lumineux qui encadre le quatrième mur. La mise en scène crée une image impressionnante, marquée par la simplicité de la scénographie et les teintes neutres qui définissent souvent les spectacles de Krystian Lupa.
Le spectacle débute avec le récit de Paul Bereyter, l'un des quatre récits de W.G. Sebald. Krystian Lupa explique avoir délibérément choisi ce personnage, car, tout comme Ambros Adelwarth (la deuxième histoire sélectionnée par Lupa), Paul demeure insaisissable, inaccessible, une figure disparue que Sebald tente de reconstituer.
Dès le début, nous apprenons que Paul est mort. Cette révélation provient d'une lettre qu'un jour son ancien élève, le Sebald écrivain lui-même, le narrateur de l'histoire, reçoit. Le moment de la lecture de cette lettre est marqué par la présence d'un fantôme parmi les bancs de la classe « morte ». L'imagination du narrateur va même jusqu'à faire apparaître Paul devant lui.
Il est important de souligner à ce point la raison pour laquelle Lupa a choisi d'intégrer la vidéo dans sa mise en scène, la vidéo qui agit d’ailleurs comme un rideau, se déployant – on dirait d'abord, hors de la scène et de la réalité théâtrale sur le plateau. À ce sujet, on peut évoquer des réflexions pertinentes de Denis Guénon dans son ouvrage Le théâtre est-il nécessaire ? concernant les distinctions entre le cinéma et le théâtre. Guénon affirme que « le théâtre se forme en eux [les spectateurs], mentalement, par la rencontre supposée de leurs fantaisies ». Tandis que […] « le cinéma réalise l’imaginaire en image ». Pour Lupa, l'utilisation de la vidéo vise précisément à permettre au personnage narrateur d'observer son propre imaginaire.
Mais on se rend bientôt compte que l'interaction entre la vidéo et la scène est si puissante que ces deux éléments se superposent, créant un basculement des paramètres temporels. Le présent et le passé s'observent simultanément. Dans ce sens, la vidéo ne semble plus simplement être un film présenté au spectateur et monté de manière définitive, mais plutôt un produit qui conserve encore son hic et nunc, ou son aura, selon la belle expression de W. Benjamin, « l'apparition unique d'un lointain, aussi proche soit-il ». À cet égard, il est pertinent d'évoquer La Classe Morte de Kantor, et ce, pour deux raisons.
Au moment précis où nous suivons l'histoire de Paul alors qu'il était avec ses élèves dans sa classe, une vidéo nous présente un extrait du spectacle de Kantor, mettant en scène des personnages portant des mannequins. Dans La Classe Morte, les bio-objets sont les personnages portant des mannequins de cire représentant leurs jeunes versions, quand ils étaient encore enfants. Les acteurs de Kantor ne se contentent pas seulement de manipuler les objets de la performance, mais influent également sur la perception du public à l'égard de ces objets en tant que choses. De manière similaire, les citoyens polonais sous l'occupation nazie étaient traités comme des objets, c'est-à-dire rendus utilitaires et invisibles.
Les personnages que Lupa choisit d'amener sur scène sont délibérément pris au piège dans leur présent, luttant contre leur propre passé et faisant face à leur réalité actuelle, symbolisée par leur marche en arrière, une inversion du temps. Le personnage de Paul voit son destin chamboulé par l'interdiction d'enseigner imposée par les nazis en raison de ses origines juives. Contraint à l'exil, il cherche refuge en France, mais en 1939, il prend la décision de revenir en Allemagne, rejoignant les rangs de la Wehrmacht. De retour en France en 1970, il succombe à l'ombre de son propre passé, mettant fin à sa vie.
Le personnage central de la deuxième partie du spectacle est Ambros Adelwarth, le grand-oncle de l'écrivain, décrit comme homosexuel. Il est l'amant de Cosmo Solomon, un riche juif américain, avec qui il entretient une relation amoureuse qui le conduit à une folie complète. Les récits des personnages de Sebald, dont fait partie Ambros, dévoilent les intrications complexes de la vie humaine. La décision de Lupa d'intégrer des vidéos dans la représentation peut trouver également une explication dans le choix de Sebald d'incorporer des photographies dans son écriture, instaurant ainsi une atmosphère particulière de lecture où les frontières entre la fiction et la réalité, la mémoire et l'oubli, s'estompent.
Le spectacle de Lupa « raconte le silence », explore les « non-dits » dans un monde invisible habité par des personnages confrontés à leurs pensées les plus troublantes. À travers une interprétation magistrale de tous les acteurs, ils parviennent à nous faire entendre le silence, à nous faire voir l'invisible... Magistral !
La chambre de mon enfance
est obscure, un CAGIBI encombré.
Ce n’est pas vrai que la chambre de notre enfance
reste ensoleillée et lumineuse dans notre mémoire.
Ce n’est que dans les maniérismes de la convention littéraire
qu’elle se présente ainsi.
Il s’agit d’une chambre MORTE
et d’une chambre DES MORTS.
C’est en vain que nous essaierons d’y mettre de l’ordre :
elle mourra toujours.
Cependant si nous arrivons à en extraire des fragments,
fussent-ils infimes,
un morceau de divan,
la fenêtre, et au delà la route qui se perd tout au fond,
un rayon de soleil sur le plancher,
les bottes jaunes de mon père,
les pleurs de maman,
et le visage de quelqu’un derrière la vitre de la fenêtre,
il est possible alors que notre véritable CHAMBRE d’enfant
commence à se mettre en place,
et peut-être arriverons-nous ainsi à accumuler des éléments
pour construire
notre spectacle !
T. Kantor, « La Baraque foraine ».
Aida Copra
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