Mai 2023
Le Mouffetard - Centre national de la marionnette
La Biennale internationale des arts de la marionnette (BIAM)
Sorry, Boys (2016)
Il canto della caduta (2018)
La semplicità ingannata (2012) / de Marta Cuscunà
Dans les années 1950 et 1960, une nouvelle approche de la marionnette ressurgit grâce à des expériences qui contribuent à améliorer ses moyens d’expression. Cette approche remet en question la tradition de la marionnette et met l’accent sur performing subject en tant que manipulateur, marionnettiste et acteur. Par conséquent, la marionnette établit une nouvelle relation avec son manipulateur et devient une sorte de signe indiciel.
Aujourd’hui, on trouve au théâtre tellement d’objets étranges que l'on qualifie souvent de « marionnettes ». Les marionnettes sont devenues des objets d’expérimentation que les artistes utilisent pour dépasser les limites du réalisme et pour créer un théâtre fait de gestes et de signes. Parmi les exemples, on peut citer le théâtre de Tadeusz Kantor ou le metteur en scène visionnaire Edward Gordon Craig. On peut également remonter aux « premiers » innovateurs tels que Maeterlinck. Les marionnettes, par leur présence physique immédiate, leur matérialité tangible et leur nature dénuée du profondeur physiologique, offrent aussi les moyens d’affirmer une dimension politique du théâtre, comme on peut le voir dans le travail du Bread and Puppet Theatre de Peter Schumann.
Marta Cuscunà peut figurer, si ce n’est pas déjà le cas, sur la liste des grands noms de tous ceux qui ont révolutionné et continuent de révolutionner l’art de la marionnette. Cette artiste italienne a été invitée par la 11ème BIAM - Biennale internationale des arts de la marionnette, organisée par le Mouffetard - CNMa, pour présenter à Paris les trois spectacles : Sorry, Boys, Il canto della caduta, La semplicità ingannata.
La marionnette, le corps et la voix sont les trois éléments qui, dans les spectacles de Marta Cuscunà, témoignent d’un véritable processus d’« être transformé » par l’art du théâtre. En outre, le résultat de ces transformations n’est jamais identique, mais varie d’un spectacle à l’autre.
Dans Sorry, Boys qui s’inspire librement des événements réels de baby boom dans un lycée à Gloucester (Massachusetts), les marionnettes se caractérisent par la fragmentation du corps, c’est-à-dire nous trouvons les têtes détachées du corps et accrochées comme des trophées de chasse. Cela fait que le personnage devient une sorte d’image, une vision que la voix de l’acteur/manipulateur vient compléter. Le positionnement des marionnettes-têtes sur le plateau contribue également à identifier les personnages, et l’espace scénique est utilisé afin d’établir une division entre eux : d’un côté, on voit les têtes des garçons qui se retrouvent désemparés face à la situation lorsque leurs copines tombent enceintes ; et de l’autre côté, les adultes (les parents des filles et le personnel éducatif du lycée) qui sont eux aussi confrontés à l'incertitude quant à la résolution de cette situation délicate. En revanche, les filles n’apparaissent ni dans la transfiguration du personnage en marionnette ni à travers la voix. Leur présence se limite à un grand écran de téléphone au milieu de la scène, sur lequel on peut lire les messages qu’elles échangent. Et la sensation objective du temps qui passe est exprimée par une application de suivi de grossesse.
Le rapport de Marta Cuscunà avec les marionnettes et son besoin de leur donner un corps dépendent de l’histoire racontée. Elle utilise son corps et sa voix pour les manipuler. En effet, la capacité de Marta Cuscunà à donner vie à une variété de personnages distincts à travers la manipulation et la transformation vocale est impressionnante. Cependant, son rapport à la marionnette ne se réduit pas à la simple volonté d’insuffler la vie à un objet, il est lié au besoin de donner une voix à ceux qui représentent le personnage principal de ses spectacles : les femmes.
L’histoire de Il canto della caduta est basée sur les légendes du Haut Adige, plus précisément sur le mythe de Fanes. Il s’agit d’une saga épique qui raconte la fin d’un royaume pacifique dirigé par les femmes, et le début d’une nouvelle ère de domination et de violence. C’est un chant funèbre décrivant l’horreur de la guerre. Selon la légende, les rares survivants se cachent toujours dans les profondeurs de la montagne, attendant le retour du « temps promis », une ère de paix où le peuple de Fanes pourra enfin renaître. L’espace scénique suggère à nouveau la rupture entre les personnages : en haut de la montagne, on voit les corbeaux sous leur forme d’objets industriels qui nous racontent la bataille ; en bas, les enfants cachés sous des têtes de souris.
La projection de notre imagination ne se limite pas seulement aux marionnettes, mais aussi à ce qu’elles regardent ou à ce qu’elles ne voient pas. Dans le premier cas, Marta Cuscunà a postposé le problème de représenter une véritable bataille sur scène. La scène elle-même n’est pas transformée en champ de bataille, mais ce sont les personnages qui l’observent et nous la décrivent. Dans le deuxième cas, il est important de mentionner que le seul corps humain reste très éloigné des corbeaux. Contrairement à Sorry, Boys, il ne s’agit pas ici d’un effacement du corps, mais on voit les mannequins, les enfants qui ont un corps car ils sont les seuls survivants de l’humanité. Le fait qu’ils se trouvent « dans l’obscurité » dans un espace confiné symbolise la vision d’un monde patriarcale qui s'est imposée par la suite. D’ailleurs, dans cet espace scénique verticale, on voit un écran mobile sur lequel un message se répète continuellement : « Que veux-tu voir ?».
Dans La semplicità ingannata un autre sujet sur-avec-de la « femme » s'impose. Cette fois-ci, Marta Cuscunà n’est pas seulement une marionnettiste, mais elle est aussi actrice dotée d’un grand talent. Ce spectacle mélange le théâtre de marionnettes et le théâtre-récit. Il se caractérise par une série de monologues où Marta Cuscunà nous raconte l’histoire des religieuses de Sainte-Claire à Udine, les Clarisses. Malgré les tentatives de l’inquisition de rétablir son contrôle, elles ont réussi à transformer leur couvent en un lien de liberté de pensée, défiant ainsi les normes de la société de l’époque qui excluaient les femmes de la vie économique, politique et sociale.
Tout d’bord habillée en une robe de mariée, elle assume les rôles des filles au XVIᵉ siècle qui étaient considérées comme un fardeau économique pour leurs pères. Ensuite, elle revêt l’habit des religieuses pour parler du monachisme forcé qui était une solution en cas de crise économique. Les marionnettes qui l’accompagnent sont : les poupées aux yeux immenses, inspirées du film Pixar (Drôles d'oiseaux sur une ligne à haute tension) représentant les Clarisses ; et la tête d’un inquisiteur, leur antipode.
L’une des plus grandes beautés des spectacles de Marta Cuscunà réside dans le fait que ses marionnettes sont vivantes et crédibles, même lorsqu’elle ne les manipule pas. Et quand elle le fait, nous sommes transportés dans un univers imaginaire et fictif, mais qui trouve écho dans notre société et notre réalité actuelles. Les histoires dont parle Marta Cuscunà résonnent toujours et nous rappellent que le monde des Fanes ou des Clarisses perdure encore. Et pour en citer un exemple : dans certains villages des Balkans, notamment en Albanie et au Kosovo, il existe une tradition liée aux Burrnesh. Aussi appelées « vierges jurées », ce sont des femmes qui, pour diverses raisons, assument une identité masculine. Dans une société profondément patriarcale, il n'est en effet pas accepté de vivre sans la présence d’un homme. Ainsi, devenir une Burrnesh est la solution pour une famille dépourvue de figure masculine.
Les marionnettes de Marta Cuscunà ont une liberté unique de parler quand les gens ne le peuvent pas.
Découvrez le travail de Marta Cuscunà sur : https://www.martacuscuna.it/fr/
Aida Copra
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